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Le Collectionneur était un homme heureux. Au milieu de sa discothèque, il laissait son regard glisser sur les milliers de disques minutieusement rangés dans des centaines d’étagères. Par dessus tout, le Collectionneur aimait prendre en main un 33 tours, vieux de 30 ou 40 ans, dans un état parfait, et toucher de ses doigts la pochette depuis si longtemps disparue des bacs. Tenir entre ses bras un album "collector", le posséder, être un des seuls à l’avoir, là était son plaisir qui était proportionnel à la rareté de l’objet.
Chaque jour, il recevait des dizaines de compact discs, des vinyles aussi, qu’il n’écoutait quasiment jamais mais qu’il classait voluptueusement dans son ordinateur avant de les ranger physiquement dans la salle.
Son sourire d’homme heureux s’évanouit quand il ouvrit un paquet provenant d’Eclectic Discs. Sur le dessus de la pile il reconnut immédiatement la pochette cosmique du premier album de Touch. Il possédait évidemment la version 33 tours, hyper rare, de ce disque de 1969. Cela lui gâchait son plaisir de savoir que n’importe qui, bientôt, pourrait acquérir ce disque à vil prix.
Ouvrant le boîtier, il posa le CD dans son lecteur et appuya sur "Play". Oui, le son était daté, pas très équilibré, tout à fait écoutable cependant mais sans rien ajouter à la version vinyle.
Musicalement, c’était le top. Dès "we feel fine", le titre d’ouverture, on avait compris que Touch n’était pas un collectif de débutants et que le groupe proposait déjà une synthèse très aboutie entre psychédélique et progressif.
Fallait garder en mémoire que le disque datait de 1969 et n’avait pas subi l’influence des groupes novateurs de l’époque. Pourtant tout était déjà là : le déferlement des premiers Colosseum, le classicisme déjanté de Focus, le mélange pop et prog de Procol Harum, les climats du Floyd, le côté imprévisible de Gentle Giant et la douceur kitsch des ballades du 1er King Crimson.
Chaque titre préfigurait un courant prog : le piano de "miss Teach" annonçait les claviers d’Argent, le long (plus de 9 minutes) "the spiritual death of Howard Green" faisait penser immanquablement au Moody Blues, "friendly bird" rappelait Spirit et la suite "eventy nine" (prés de 11 minutes) trouvait un écho chez VDGG ou Badger.
Quel mélange ! Quelle inventivité !
Le plus surprenant, c’était que les cinq musiciens de Touch parvenaient à garder une réelle cohérence musicale malgré d’incessants changements et des "reaks" comme s’il en pleuvait. En plus, tout le monde chantait dans Touch, les chants, les chœurs et autres "vocals" partaient dans tous les sens, abusaient de la stéréophonie et, incroyablement, arrivaient à conserver une véritable unité d’ensemble.
"Un drôle d’OVNI cet album" pensa le Collectionneur. Cela l’écœura de penser que de très nombreux amateurs pourraient maintenant découvrir ce trésor aussi facilement, sans le moindre effort, sans aucune recherche, juste par le biais d’une réédition incongrue.
Il composa le numéro de téléphone inscrit sur la jaquette du CD, déclina son identité à son interlocutrice puis fut mis en relation avec le "boss" d’Eclectic Discs.
"Parlez-vous français ?" demanda t-il.
«Sans problème" répondit l’Américain, "j’ai appris votre langue à l’école, et je continue à me perfectionner en lisant la revue Koid’9, tous les 3 mois. Que puis-je pour vous ?"
"Combien d’exemplaires de la réédition du 1er Touch avez-vous prévu d’éditer ?" questionna le collectionneur.
"10 000" répondit le boss, "plus une trentaine de promos CD comme celui que vous avez reçu."
"J’aimerais acquérir ces 10 000 disques…"
Dominique Reviron
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